42- REQUIEM DE NOEL

Publié le par OUDINE Anita

 

Requiem de Noël

              Le corbillard avançait lentement. Sur la terre gelée du chemin, les sabots du cheval claquaient sec, comme des détonations. Couvrant le grincement des roues mal graissées.
Cinq mètres derrière, l’enfant suivait. En petit costume noir de velours côtelé. Nu-tête et sans cache-col. Sa main, aux doigts bleuis par le froid, était crispée sur une ficelle.

              Au bout de la ficelle : une superbe auto rouge. Plus d’un mètre de long, étincelante, hérissée de chromes, ses huit phares allumés comme autant de cierges.

              De temps à autre, au hasard d’un cahot, le toit se soulevait lentement, mû par un mécanisme invisible. Avec un chuintement de soie froissée. Avant de redescendre aussi lentement, comme chez un automate bien réglé.


             Derrière la voiture rouge, vingt mètres plus loin, une vingtaine de voitures longues et noires. Etincelantes, grandeur nature. Avec de monstrueux pare-chocs nickelés. Roulant au pas, à la queue-leu-leu, sans élever la voix comme il sied à un moteur de cylindrée aristocratique. Une sorte de Salon de l’Auto itinérant pour milliardaires.


            Dedans, c’était plein de Messieurs chic. Ça sentait l’alpaga à six cent dollars le costume. Avec chemises de soie coupées chez Levinson Bros. Et un œillet jaune à la boutonnière, la fleur préférée de ce cher vieux Bud. Lorsqu’ils secouaient la cendre de leur Davidoff, on voyait briller de grosses bagues à leurs doigts manucurés.

            Tous portaient le feutre à la Bogart. Un rien cassé, légèrement incliné sur l’œil. Sauf Sonny Whistler, dit le Sournois, qui protégeait son crâne lisse comme une quille de bowling avec une toque de loup gris. Rapport à la température. Tous silencieux, mais n’en pensant pas moins.

            Drôle d’idée d’aller jouer les croque-morts un lendemain de Noël. Alors qu’ils devraient être en train d’enterrer l’année sous des monceaux de serpentins, de confettis, de dinde et caviar, de la noyer dans des torrents de vodka et de champagne rosé. Comme partie fine, c’était réussi !

             Décidément, ce cher vieux Bud avait toujours le chic pour se faire remarquer. Et pour enquiquiner son prochain. Tout ça pour une histoire idiote. Un truc de môme.

             A propos, il faudrait étouffer ça avant qu’un pisse-copie n’aille fourrer son nez là-dedans. Mauvais pour l’image de marque, de faire rigoler les gens.

           Pourtant, Bud, c’était quelqu’un de bien dans la profession. Aucun coffre-fort, même le plus endurci ne savait dire non à ses mains d’artiste. On racontait que ses doigts sentaient palpiter les billets à travers six pouces d’acier spécial. Un virtuose de la serrure. Un finaud des combinaisons. Un maestro du chalumeau. Et qui collectionnait les Oscars des plus fructueux fric-frac de la Côte-Est.

            Avec son compte à la Chase Manhattan – Bud avait confiance dans les banques – il aurait pu payer cash tous les jouets vendus à New-York en une semaine.

            Seulement, quand le gosse lui avait montré la grande Camaro rouge, au deuxième étage de Neiman, il s’était mis à réfléchir. Sortir son carnet de chèques et faire emballer l’engin avec des faveurs dorées, c’était à la portée du premier bourgeois venu. A condition toutefois qu’il ait mille cinq cent dollars à son compte.

             Non, un cadeau, ça ne pouvait s’offrir comme une machine à laver. Celui du gosse, Bud tenait à l’envelopper d’affection et de savoir-faire professionnel. Toujours est-il que le fruit de ses réflexions l’avait amené trois jours plus tard devant la porte du personnel de Neiman, derrière l’immeuble. Aux alentours de minuit. Avec un froid à ne pas mettre un flic dehors. Prêt à jouer les Père Noël. Et en guise de hotte, une petite trousse de cuir noir contenant son nécessaire de travail. Même pas un système d’alarme à cette entrée des artistes, Bud en était presque gêné. Le temps d’enfiler ses gants de pécari, de faire un brin de conversation à la serrure, une Yale tout ce qu’il y a d’ordinaire, et la porte s’ouvrait poliment sans le moindre grincement.

              La Camaro se trouvait au second, rayon des jouets à plus de mille dollars. Bud s’en était assuré la veille en plein jour. Il s’était même fait expliquer le fonctionnement de tous les gadgets, en homme qui tient à offrir un cadeau utilisable. Parce que le gosse, c’était sûr, allait vouloir tripoter tous les boutons et transformer l’appartement en piste d’essais. Sans compter toutes les modifications qu’il y apporterait. Car Billy avait le génie du bricolage, il perpétuait la tradition familiale. Bud avait promis au vendeur qu’il repasserait. Et Bud était toujours de parole.

               Au deuxième étage, avec la clarté de la rue, il eut vite fait de repérer la voiture. C’était vrai qu’elle était belle et qu’il avait bien choisi, le fiston.

                Il y avait tout de même un os, elle était plutôt encombrante, cette sacrée bagnole. Difficile de passer inaperçu dans la rue, même si l’on a pris la précaution d’amener un grand sac de blanchisseur. Et puis, les efforts musculaires, ça n’était pas son fort à Bud. Enfin, puisque c’était Noël…

             Soudain, un rais de lumière se glissa sous une porte, à sa gauche. Et Bud entendit des pas se rapprocher dans le couloir. A l’oreille cela ressemblait à la ronde d’un veilleur de nuit. C’en était bien un, le bruit caractéristique de la clef dans les mouchards vint le lui confirmer.

            Il en fallait davantage pour impressionner Bud « Fingers », également surnommé « Cool Blood ». Après tout, ça mettrait un peu de piment à cette expédition pour casseur ceinture blanche. 

             Silencieusement, Bud se glissa derrière le comptoir des animaux en peluche où Noé aurait pu recruter sa ménagerie. Une bonne idée qu’il avait eu de mettre ses baskets. L’ennui, c’était la voiture. Il n’allait pas avoir le temps de la reposer dans le rayon, à sa place. Et pas question de la laisser en stationnement interdit dans l’allée. Le moins soupçonneux des pieds-plats pourrait trouver ça bizarre. Il décida sur le champ de la tenir serrée contre lui et de tourner autour du rayon pendant que le gardien inspecterait les lieux. Tout de même, à son âge, jouer aux gendarmes et aux voleurs ! Quand il raconterait ça au banquet annuel des casseurs d’élite, dans un hôtel du Bronx, il se taillerait un fameux succès.

            Mince, l’autre s’éternisait, il entendait son souffle d’asthmatique et le couinement de ses chaussures de cuir tandis qu’il arpentait les allées. Et cette foutue bagnole qui pesait de plus en plus lourd.

           Bud commençait à transpirer et des crampes s’installaient dans ses bras. C’était bien sa veine de tomber sur un consciencieux. Enfin, l’autre se décidait, regagnait la porte du couloir.

            Un miaulement déchirant creva le silence, énorme, incongru. Aussi sinistre pour Bud qu’une sirène de police. Il venait juste pour soulager son bras, de reposer délicatement la voiture sur un énorme chat gonflable. Et l’autre manifestait bruyamment sa désapprobation.

             Bud comprit qu’il n’allait pas falloir s’éterniser. Pour un boulot normal, il aurait tout laissé sur place. Mais ça n’était pas un boulot normal.

             Alors il attendit que l’autre fonce, bêtement, dans la direction du bruit, pour contourner le comptoir, gagner la porte, l’ouvrir, parcourir le couloir, descendre l’escalier, silencieux comme une ombre. Il franchissait la sortie de service lorsque toutes les lumières s’allumèrent. Il entendit l’autre gueuler et presque aussitôt reçut un formidable choc dans le dos. Les chromes de sa voiture brillaient dans la nuit, à dix mètres, comme autant d’étoiles.

            Quand le gardien arriva en bas, hors d’haleine, il n’y avait plus personne. Rien qu’une traînée rouge dans la neige. Du même rouge que la Camero…


           Vautrés dans les profondes banquettes de leurs carrosses automobiles, certains caïds ruminaient des pensées désagréables pour leur bonne conscience. Peut-être qu’on n’avait pas fait ce qu’il fallait pour ce vieux Bud. Comme par exemple déclencher le dispositif d’urgence de l’Organisation pour le faire hospitaliser dans une des meilleures cliniques de l’Etat où un virtuose du scalpel l’aurait allégé de son plomb. Au lieu de le laisser charcuter par un médecin quinquagénaire rayé de l’ordre et qui avait perdu l’essentiel de son doigté dans des voyages à la marijuana.

            Tout ça parce que l’Organisation ne couvrait pas les travaux à compte d’auteur et pas davantage les affaires de famille. Et puis certains gros bonnets n’étaient pas fâchés de donner une leçon au passage à ce fantaisiste de Bud. L’ennui, c’est qu’il la méditait maintenant dans un cercueil en palissandre à deux mille dollars.

              Le trou était là, béant, dans une terre durcie, gercée par le froid, givrée de gelée blanche. Les hommes en noir des Pompes Funèbres avaient entassé à proximité les cent cinquante gerbes et couronnes envoyées des quatre coins du pays tandis que les croque-morts aux visages bleuis battaient la semelle. Les cordes grincèrent puis on entendit le bruit mat du cercueil qui touchait le fond.

              Rico Pedrazzi, responsable des books et des maisons closes du district Nord de Los Angeles, s’avança engoncé dans une pelisse en loup d’Afghanistan. En tant que de doyen de l’assistance, c’est à lui que revenait le privilège d’exalter la mémoire de Bud Sowitski. Ce ne fut pas long, Pedrazzi ayant horreur du froid. Puis ils se rassemblèrent tous autour de la fosse pour la corvée de l’eau bénite. 

             Personne n’avait remarqué l’auto rouge arrêtée près du trou. Personne ne remarqua davantage la petite flamme parcourant les douze mètres de la drôle de ficelle reliant la main de l’enfant à la Camaro. Et qui, en la regardant de plus près, ressemblait étrangement à un cordon Bickford. Et personne n’eut l’air de s’étonner lorsque le pain de plastic d’une livre explosa avec la voiture, les projetant dans toutes les directions. Un mort se pose rarement des questions.

            « Joyeux Noël, Papa » murmura l’enfant d’une voix grave.

 Gérard Laubie

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Publié dans Conteur

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