120- LA DAME BLANCHE

Publié le par OUDINE Anita

 

 

"La Dame blanche" -  Illustration de Didier Chenu

 

 

                Avant de vous livrer le conte "La Dame blanche", dont l'auteur est Gérard Laubie, et qui a été illustré par Didier Chenu (voir art.83 sur cet album "les Contes de la Dame blanche"),  voici tout d'abord une sculpture de son ami Nicolae Fleissig, qui elle aussi porte ce nom  de "Dame blanche" :

 

 

               

              Et voici maintenant le conte de Gérard Laubie, écrit cette fois autour d'une des visites à Massillargues du peintre Yan Kaniza - l'un des participants de  la "Mégalaubie", au mois d'août 1996 :

 

 

 

La Dame Blanche

 

              Etendu sur la margelle de la piscine, Yan contemplait le ciel. La triple génoise ourlant les toits d'une dentelle de tuiles romaines découpait un carré de nuit d'un bleu profond et lumineux, piqueté d'étoiles. Un bleu qu'aucun peintre ne pourrait tirer de sa palette, mais dont Yan s'emplissait les prunelles. Pourtant, en dépit de ce tableau céleste, Yan ruminait de sombres pensées. 

             Voilà une semaine qu'il avait débarqué dans le Gard chez des amis, son sac bourré à craquer de vêtements d'été et de tout son attirail de peintre : pinceaux, carnets, tubes de couleurs, craies... Et la tête pleine d'une furieuse envie de peindre.

             Tout de suite ce fut le choc. Un torrent de lumière, une gerbe de couleurs, surtout dans les bleus, les ocres, les verts, une symphonie de sons inconnus, orchestrés par le concert de le tramontane dans les feuillages, ponctué par les stridences des cigales telles des cymbales et de ça de là, le chant des oiseaux. De la terrasse ouverte sur les toits, Yan avait découvert la splendeur des couchers de soleil allumant des incendies au loin sur la crête des Cévennes pour s'estomper peu à peu dans d'incroyables tons bleutés, violacés, presque irréels. 

             Alors, la nuit tombée, la magie s'installait dans la Cour. Et soudain, c'était la Toscane : cour dallée de terre cuite, jarres anciennes, arcades plein centre, vigne vierge grimpant le long des murs ocres, cyprès de Florence émergeant des massifs de lauriers et se projetant en ombres démesurées sous le feu des spots cachés dans la verdure. Et puis, la table d'ardoise parée d'étoffes orientales, surmontée de chandeliers anciens, couverte de mets et boissons méditerranéens : tout le rituel du dîner avec la présence de Verdi, Mozart, ou d'une sévillane et de tziganes endiablés, toile de fond sonore aux conversations animées et aux éclats de rire. Tandis que les cigales égrenaient leurs dernières cantates aigrelettes. Avant que quelque chouette ne prenne la relève, précédant le ballet silencieux des chauves-souris à la chasse d'insectes à la surface de l'eau. 

             Dieu que les journées passaient vite, songeait Yan allongé tel un gisant sur la pierre, effleuré par un rayon de lune. 

             Seulement, là-haut, dans le vaste atelier qu'il s'était installé, il y avait trois toiles vierges, le chevalet nu, la table encombrée de son attirail de peintre. Un peintre contemplatif devant une toile blanche, comme un écrivain en face d'une page vide, voilà ce qu'il était.

             Ce n'était pas le manque d'inspiration, c'était le trop plein. Toutes ces lumières, ces sons, ces odeurs qu'il emmagasinait et se bousculaient dans sa tête, c'était trop. Il avait tout essayé : les longues balades solitaires dans la garrigue, le vélo, l'apaisement de la piscine, le pastis en guise de stimulant - mais qui le poussait plutôt à la sieste -  une nuit dans le hamac sous le regard des étoiles, rien n'y faisait. Cela tournait au cauchemar. Comme si sa main était paralysée devant ses pinceaux immobiles tels des reproches vivants. Et la peur s'emparait peu à peu de son esprit ajoutant au désordre de ses pensées. Pourrait-il jamais repeindre ? Et quand ? Ce lieu était-il maléfique ?

             L'obscurité se déchira soudain et son champ de vision fut traversé par une forme blanche dans un bruissement soyeux, à peine perceptible. Il eut le temps de distinguer les ailes d'un oiseau immaculé vite absorbé par l'obscurité.

             C'est alors qu'il se souvint de cette histoire que Gérard lui avait racontée. Dans chaque village régnait un oiseau étrange, unique, aux pouvoirs magiques. Comment l'appelait-on encore ? Ah, oui, la Dame Blanche ! La Dame Blanche nichait toujours au même endroit. La nuit était son royaume et on disait d'elle, qu'elle laissait le bonheur dans son sillage.

            Sans doute quelque vieille superstition locale, songea Yan en se levant pour regagner sa chambre. Il était deux heures du matin lorsque la Dame Blanche fit un second passage et s'engouffra par la grande ouverture dans le grenier-atelier. Mais Yan ne la vit pas, profondément endormi sur son lit-sculpture de Céroli.

            Il se leva tôt ce matin, l'esprit embrumé de rêves étranges, prit son petit-déjeuner seul, renonçant à piquer une tête dans la piscine, grimpa dans son "atelier", comme mû par un pressentiment... 

             Là, sous son regard médusé, s'étalaient ses pinceaux éparpillés, sa palette où toutes les couleurs déposées la veille s'entrelaçaient à la manière d'un Pollock. Quant à sa toile blanche, elle était parsemée de tâches multicolores. 

             A première vue, cela ne ressemblait à rien, mais à force de la regarder, de la déchiffrer, Yan en saisit la signification. Bien sûr, c'était ça, ce ne pouvait être que ça...

           Dès lors, le comportement de Yan se transforma brutalement. Finies les séances de bronzage, les parties de pétanque et de ping-pong, les virées chez les copains des alentours, les retransmissions des jeux de Barcelone, et même les quatre pastis quotidiens.

            En revanche, la lumière brillait tard dans la nuit dans le grenier. Personne ne s'avisait de troubler son isolement, c'était la règle à la Cour. Pas plus que de soulever le morceau de drap qui masquait son chevalet.

            Ce n'est que la veille de son départ, avec des amis le ramenant à Paris pour son retour à Prague, que l'on retrouva le Yan habituel. Ce soir-là, Yan fit largement honneur au pastis, au rosé de Massillargues et à la superbe bouillabaisse de Lise.

            Il nous régala jusqu'à l'aube de souvenirs de voyages, d'expositions, de légendes tchèques, des merveilles de Prague et de la Bohème. Avant de saisir une guitare et d'enchanter son auditoire par des chansons de son pays. Ce fut une fête superbe à la lueur des torches de la Bambouseraie et sous un ciel qui avait sorti ses étoiles de gala...

            Le lendemain, Lise, Gérard et quelques amis, se sentirent un peu orphelins...



            Trois mois plus tard, dans une grande galerie de Prague, l'assistance s'émerveillait devant les quatorze dernières toiles de Yan.

             Sous les flashs des photographes et les caméras de télévision, collectionneurs, critiques et directeurs de Musée se pressaient autour de lui, faisant assaut de compliments. Bizarrement, Yan semblait ailleurs, presque absent. Seule, une petite lumière éclairait son regard. Comme une flamme intérieure. La même lumière qui irradiait tous ses tableaux de tons flamboyants, d'une orgie de couleurs à la fois violentes et assourdies, d'une facture entièrement neuve pour ceux qui connaissaient son oeuvre.

            Curieusement, Yan dédicaçait son catalogue près d'une toile d'un format modeste, presque étrangère à l'Exposition par son aspect diaphane et quasi monochrome dans les blancs où un regard exercé pouvait discerner une vague forme d'oiseau. 

             Elle n'était pas à vendre.

             Seul Yan en connaissait le titre : "La Dame Blanche".

 

Gérard Laubie

"Les contes de la Dame Blanche" - Tous droits réservés 

Publié dans Conteur

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